La comtoise

Tic-que- Tac-que-Tic-que-Tac-que-Tic… c’est la plainte du bracelet montre qui court derrière le temps.

 Tic – Tac – Tic – Tac – Tic – Tac – Tic, le réveil de Grand-Maman égrène les heures de sommeil avant la sonnerie finale.

Tic (…), Tac (…), Tic (…), Tac (…), Tic (…), Tac (…) sur le palier où la chambre d’Amélie protège les secrets, les joies et les peines de la fillette, la Comtoise compte les heures et martèle le temps qui passe sentencieusement depuis la nuit des temps.

Amélie s’est couchée tôt, elle s’est allongée au creux de son lit douillet, elle a calé ses boucles auburn sur l’oreiller.

Les yeux fermés, elle attend le sommeil.

Tic (…), Tac (…), Tic (…), Tac (…), Tic (…), la Comtoise la berce. Tic (…), Tac (…). Amélie l’écoute, puis l’entend de loin.

Tic (…), Tac (…), Toc (…), Tic (…), Tac (…), Toc (…), Tic (…), Tac (…), Toc (…). Toc ? Comment ça Toc ? 

Amélie se redresse, soudain intriguée. Elle écoute, assise sur son lit. Tic (…), Tac (…), Toc. Perplexe, elle s’interroge. Une horloge, ça fait Tic, Tac. Jamais, Ô grand jamais Tic, Tac, Toc !

N’y tenant plus, Amélie se lève d’un bond et s’avance vers la Comtoise. Elle s’appuie sur la porte ; regarde le balancier et sans réfléchir plus avant, passe la tête dans l’horloge. Elle n’a pas le temps de se demander comment elle a pu faire ça, sans dommage, qu’elle se sent aspirée vers l’avant, elle glisse la tête la première dans une espèce de toboggan. Elle glisse à une vitesse phénoménale. Elle finit en vol plané, la tête la première dans un énorme talus herbeux et heureusement, fort moelleux. Elle se redresse péniblement. Ce talus est providentiel. Sans lui, je me rompais le cou, maugrée-t-elle à voix basse.

C’est alors, qu’une voix moqueuse s’élève derrière elle :

  • T’es tombée ?
  • Nan, j’suis végétarienne et j’avais un p’tit creux.
  • Waouh ! T’es marrante toi ! J’avais un p’tit creux, trop drôle…

Amélie se relève et en se retournant, cherche le propriétaire de cette voix. Ses yeux rencontrent le vide et la voix de se faire encore plus moqueuse.

  • Plus bas les yeux, plus bas !

Amélie baisse le regard vers le sol. Elle y découvre un drôle de petit bonhomme.  Vaguement bonhomme, du reste…

De toutes les couleurs, de forme incertaine par endroit, il a l’air d’avoir été gribouillé par des dizaines de crayons de couleur. Ses membres, trop nombreux, ne sont même pas de la même taille. Il a vraiment une drôle de dégaine. Mais ça ne le rend que plus sympathique. Radoucie, elle lui demande :

  • T’es qui, toi ?
  • Moi ? Je suis Ô Gloups !
  • Ô Gloups ?
  • Oui, c’est comme ça que mon créateur m’a appelé. Euh, c’est juste après qu’il m’a jeté. « Bizarre, qu’il a dit, et franchement raté. »
  • Ah …désolée. C’est vrai que tu es unique en ton genre. Sans vouloir abuser, Monsieur Ô Gloups, pouvez-vous me dire où nous sommes ?
  • Ah ici ? c’est un pays magique. C’est le pays des objets perdus, cassés, désuets, non aboutis, rêvés, oubliés, impossibles, en gestation, improbables, à venir, ou même franchement ratés.
  • Rien que ça ? Et qu’est-ce je fais là, moi ?
  • Toi ? Ben, t’es le renfort.
  • Le renfort ? Quel renfort ?
  • Celui que j’ai demandé pour m’aider à ranger tout ça.
  • Et pourquoi moi ? et t’as demandé à qui d’abord ?
  • Ça ma poulette, je n’en sais fichtrement rien. A la direction je présume.
  • Ici, vois-tu, c’est un petit pays adossé à celui du Petit Peuple.
  • Le Petit Peuple ?
  • Les fées, les lutins, les korrigans, les mages, les sorciers, les sorcières… la direction quoi ! c’est une sorte de gouvernement, tu vois ?
  • Pas vraiment… Ils ont un chef ?
  • Un quoi ? Non, je ne pense pas. J’ai bien, dans le bazar, quelques couvre-chefs mais je n’ai jamais trouvé le chef à mettre au-dessous. Pourquoi donc ?
  • Ah, non, c’est pour savoir auprès de qui porter réclamation. C’est que, vois-tu, je n’ai rien proposé, moi !
  • Sûrement que si, foi de Ô !
  • Super ! et quand je te prie parce que je n’en ai aucun souvenir. Je ne m’en suis pas aperçue ! Rien de rien ! Suis-je distraite tout de même ! C’est à s’y méprendre, du travail forcé ! Me trompé-je ?
  • Ce que tu peux être fatigante ma pôv’fille. Tu devrais être profondément flattée que le peuple de la magie oubliée t’ait remarquée et fait confiance au point de te donner le job !
  • Ouais, … flattée ! Je n’oublie pas moi que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Ô Gloups soulève ses multiples épaules et lève son œil au ciel.

  • Viens visiter, tête de mule, je suis sûr que tu vas adorer.

Ils se dirigent de concert vers un long couloir ensoleillé. De part et d’autre, des salles immenses grouillent de vie.

La première qu’ils traversent est bleu clair. Bourrée d’étagères, de vitrines, de caissettes, de vaisseliers. C’est la salle de la porcelaine. Amélie s’émerveille devant des services à thé, à café, à dessert. De la vaisselle du monde entier raffinée à l’extrême, précieuse et délicate.

  • Que c’est joli ! s’esclame-t-elle en approchant sa main d’une grosse théière. Une voix indignée s’élève alors :
  • « Ça ne va pas non ? Mais quelle grossièreté ! Jeune étourdie, où diable sont vos bonnes manières ? On ne se saisit pas d’une porcelaine de mon importance et de ma valeur comme s’il s’agissait d’une vulgaire céramique ou de ces choses bon marché qu’on ose appeler verres. Bas les pattes, inconsciente ! Je n’ai nulle envie de finir mon éternité parmi les pots cassés.
  • Oh, excusez-moi, Madame, je suis novice, j’ignorais…

C’est bon pour une fois, mais n’y revenez pas ! »

Amélie poursuit sa visite. Elle passe dans des salles vert clair, bleu foncé, indigo, sapin, blanc, crème… bref chaque salle a sa couleur selon sa destination.

En passant devant une salle complétement noire, Amélie frisonne.

  • C’est quoi, là-dedans ?
  • N’approche surtout pas, n’y entre sous aucun prétexte. Ce sont les inventions destinées à faire souffrir. Tout ce que l’humanité a créé pour nuire à son prochain. C’est, hélas, la salle la plus vaste du pays. Ces objets sont imprévisibles, vicieux, hypocrites, inattendus, sadiques et toujours profondément méchants.

Ces objets, tu les diriges de loin, avec beaucoup de prudence.

S’avançant davantage, Amélie croise des machines de formes bizarres, elles n’ont rien de commun avec ce que la jeune fille connaît.

  • « C’est quoi ? demande-t-elle ?
  • Voyons voir, salle gris pale… Ah oui, La salle des inventions oubliées, délaissées, non abouties, ignorées… C’est le bazar du bizarre. Attends ici c’est… »

C’est alors qu’une voix s’élève d’une machine :

  • « Venez découvrir la machine à trépasser ! Modèle unique et certifié !  Venez ! Regardez ! Elle seule peut vous aider à renvoyer les fantômes dans les limbes ! N’hésitez pas ! Assainissez votre demeure ! Renvoyez vers l’au-delà les esprits indésirables ici-bas !

Une autre voix s’élève, plus aigüe que la première :

  • «Venez découvrir la passoire à idées. Vos idées en vrac sont triées par faisabilité, pertinence et coût ! ».
  • « Je suis l’avaleur de secrets haranguait une autre  machine. Gardez vos amis ! Vous qui ne savez pas tenir votre langue, soufflez vos secrets dans mon cornet et je les mange ! Venez braves gens !

Amélie n’en revient pas, ce pays est incroyable, les objets les plus usuels côtoient les plus inattendus. Chacun dans sa salle bien-sûr mais quelle ambiance !

Chemin faisant, Amélie et Ô Gloups finissent par arriver devant un immense tas d’objets en tout genre.

  • C’est quoi ça ? demande-t-elle
  • Ça ? c’est ce pourquoi tu es ici, ma Belle ! C’est le travail que je fais ici et pour lequel j’ai demandé de l’aide.
  • C’est facile, tu te mets devant ce pupitre, euh… n’oublie pas de le saluer en arrivant, et tu désignes à chacun la salle qui lui est destinée.
  • Regarde !

Et Ô Gloups s’installe. Il dirige de mains de maître les objets qui spontanément se mettent en file indienne devant lui.

  • Salle bleu clair dit-il en désignant une porcelaine signée par un grand maître.
  • Salle vert foncé, salle jaune, salle blanche…
  • Tu piges Amélie ? les objets y vont d’eux-mêmes. A nous deux ça devrait avancer plus vite.

Au bout d’un moment, Amélie ressent comme une furieuse envie de retrouver le talus.

  • « Ô, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que je dois retourner près du talus.
  • Ah … bon ben, vas-y c’est vrai que le temps file à toute vitesse. C’est à côté de la salle des objets en gestation, la rose pâle.
  • Tu ne viens pas avec moi ?
  • Ben non, pour quoi faire ? et j’ai du travail en retard tu vois. Tu connais la maison maintenant ! »  sourit Ô Gloups.

Amélie s’éloigne, arrivée à destination, elle sent comme une forte aspiration et elle se retrouve propulsée… dans son lit. Elle ouvre les yeux. Devant elle, sa sœur la regarde d’un air goguenard.

  • Bien dormi sœurette ?
  • Oui j’ai fait un joli rêve.
  • Je me doute. Tu sais quoi ? Quand tu rêves tu chantes Tic, Tac, Tic, Tac. Alors, je n’ai pas pu m’empêcher, j’ai ajouté un Toc. C’était trop drôle !

Amélie est déçue. Ce n’était qu’un rêve. Pourtant, il avait l’air tellement réel.

Amélie se lève et se dirige vers la salle de bain. Soudain, elle entend un « psitt… psitt…. ». Elle se retourne et voit Ô Gloups sortir de dessous son oreiller.

« – A ce soir Jeune Fille ! »

Et c’est depuis que tous les soirs, Amélie descend au pays des objets perdus, cassés, oubliés, inutiles, désuets…Un pays merveilleux qui ne cesse de la surprendre et de l’enchanter.

Louise Desmons – mars 2023 – spectacle pour enfants.

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